Lumière sur: Jacques Ellul

Lumière sur: Jacques Ellul

Christophe Hébert

Dans la rubrique "Lumière sur" de ce blog, je mettrais régulièrement en vedette des auteurs et penseurs importants, des gens qui ont façonné le monde en le remettant en question de leur plume.

Lumière sur: Jacques Ellul (1912-1994)

Comment ne pas commencer cette nouvelle rubrique en présentant Jacques Ellul, le penseur bordelais du XXè siècle qui a su si bien observer et décrire la modernité, cette modernité qu'il voyait s'incruster de façon toujours plus parasitaire dans la vie des gens, amputant leur liberté?

Car il faut bien le souligner: Ellul a toujours écrit et pensé pour les gens; disant ceci, je ne veux pas sous-entendre qu'il était un simple populiste, ou même qu'il se faisait de grandes illusions sur la portée réelle de son oeuvre sur la population générale. Mais je tiens en effet à souligner l'importance qu'il portait à écrire dans une langue simple (mais efficace) et facile à comprendre, pour que la personne moyenne puisse, si elle s'en donnait la peine, comprendre ce qu'il voulait dire (que cette dite personne s'en donne la peine, là, bien sûr, il savait très bien qu'elle ne le ferait pas, mais c'est une autre histoire). Bien sûr, cela sous-entend aussi une certaine méfiance envers les philosophes et leur langue opaque, leurs termes techniques et lourds d'un sens inaccessible à l'être moyen, une méfiance qu'Ellul ne se gênait pas pour communiquer et qui me le rendait d'autant plus intéressant.

Ellul, comme son grand ami Bernard Charbonneau, qui fera aussi éventuellement l'objet d'un "Lumière sur", avait comme point de départ de toute réflexion la liberté, soit, pour le dire le plus brièvement possible, la capacité d'un être humain à se limiter lui-même. Ceci fut son point de départ et son point d'arrivée dans tous ses écrits, et c'est ainsi qu'il cerna ce qu'il déclara être la clef de la modernité, et ce qui fut l'un des deux grand sujets de ses écrits: la Technique.

La Technique, à ne pas confondre avec la technologie, qui est, pour Ellul, le discours sur la Technique, se traduit par tous les moyens que nous nous donnons pour atteindre une optimisation toujours plus importante de nos vies, de nos sociétés, de nos gouvernements et États. Cette optimisation, je crois qu'il est assez simple de le constater en ce déjà vieillissant XXIè siècle, est l'ennemi de notre liberté; elle nous enlève le contrôle sur nos propres conditions d'existence et nous force à marcher sur la route d'un État totalisant (non pas totalitaire! du moins à l'époque d'Ellul, bien qu'aujourd'hui nous puissions nous demander si ce n'est sans doute pas la forme finale de la chose). La Technique représente les moyens d'atteindre cette optimisation; elle est donc ce que nous voulons dire de façon familière lorsque nous parlons de "technologie", mais elle est aussi la bureaucratie, la propagande (un autre sujet d'importance chez Ellul), et se forme en système qui s'auto-propage, pour ainsi dire.

Mais pourquoi cette dépendance à la Technique? D'où vient-elle, que peut-on faire contre elle, pourquoi, si elle est si néfaste (d'ailleurs, l'est-elle réellement? peut-on réellement faire une telle affirmation?), ne pas simplement se débarasser d'elle? Ou en faire un "meilleur usage" (ah! la question de l'usage!). Pour répondre à toutes ces questions, je vous conseille vivement de lire la trilogie d'Ellul sur le sujet de la technique (bien que pratiquement tous ses ouvrages ont comme trame de fond la technique, comme est elle pour lui, je l'ai dit plus haut, la clef du monde moderne, comme les rapports de production l'étaient chez Marx, par exemple. Ellul fut d'ailleurs parfois surnommé "le Marx de son siècle, comme il était celui qui avait identifié, de la meilleure façon je crois, cette source d'où tout le reste coulait). Cette trilogie se compose de "La Technique ou l'enjeu du siècle", "Le Système technicien" et "Le Bluff technologique".

Bien sûr, il serait difficile de ne pas conclure une présentation de Jacques Ellul, si brève soit-elle, sans parler de l'autre facette de son oeuvre (la première, celle qui décrit le mouvement technique et ses conséquences, est souvent appelée son oeuvre "sociologique"): la facette théologique. Ellul était un fervent chrétien, converti alors qu'il avait autour de vingt ans au protestantisme. Il était, bien sûr, un théologien d'une très grande originalité et extrêmement critique des christianismes modernes, comme le titre de son oeuvre la plus connue dans le domaine, "La subversion du christianisme", en témoigne.

De façon qui peut sembler paradoxale, le côté religieux de l'homme n'influença pas de façon explicite son oeuvre sociologique, car il ne fait pas, sauf lors de très rares exceptions, mention de ses croyances dans ses écrits sur la technique (et le contraire est aussi vrai; l'oeuvre sociologique ne déteint pas explicitement sur l'oeuvre théologique). Par contre, il est tout de même impensable d'entièrement séparer les deux facettes de son oeuvre, car, encore une fois, le même thème de base, le même bloc fondateur les unit et les influence l'un l'autre: la liberté. Pour Ellul, le chrétien a une responsabilité vitale en tant que porteur de liberté, dans leur foi, de résister à l'impératif technique du monde moderne. Pourquoi, et comment, me demandez-vous? Ah! Vous aurez à lire les écrits du monsieur pour le savoir!

Voilà qui conclut cette brève introduction à Jacques Ellul, l'un des penseurs les plus importants du XXè siècle. Comme vous pouvez l'avoir compris, je crois sincèrement que ses écrits restent d'autant plus importants aujourd'hui. En effet, tous les signaux d'urgence qu'il nous avait envoyés se sont avérés être les porteurs d'un avertissement crucial sur des crises avec lesquelles nous sommes, maintenant et plus que jamais, aux prises. Lire Ellul aujourd'hui, c'est d'autant plus important que le lire à son époque: si on veut avoir la moindre chance de se sortir de notre bourbier moderne, c'est en prenant nos problèmes à la racine que nous le ferons; et comprendre le monde de façon radicale n'est pas possible sans Monsieur Ellul.

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