En citations: Bernard Charbonneau
Christophe HébertShare
Chers lecteurs,
Ce lundi, j'ai pensé que j'essaierais un nouveau type d'article sur ce blog: "En citations". Dans ces articles, j'espère piquer votre curiosité par rapport à un auteur que vous ne connaissez peut-être pas, ou pas assez, par des citations qui, je crois, illustrent bien les thèmes principaux abordés par ces auteurs.
C'est une approche différente de mon autre type d'article de présentation d'auteurs, "Lumière sur", ou je fais une présentation plus classique d'un penseur que je juge important; dans "Lumière sur", c'est moi qui écris. J'estime alors que "En citations" a sa place en laissant parler l'auteur lui-même, en donnant un avant-goût de son style, de ses préoccupations, directement de sa plume à lui.
Pour ce premier article, nous ferons miroir au premier "Lumière sur", publié lundi dernier, qui présentait Jacques Ellul, en donnant le micro, si je peux ainsi m'exprimer, à son compatriote, grand ami et compagnon intellectuel, Bernard Charbonneau. Penseur précurseur de l'écologie, pour ensuite devenir un grand critique du mouvement idéologique et politique qui en découlera; homme libre, qui n'écrira, ne vivra, ne se battra que pour ce concept si mal-traité de "liberté", concept dans lequel tous ses écrits son profondément ancrés; écrivain incroyable, qui, contrairement à Ellul, maniait la plume de manière lyrique, magnifique, belle, tout en gardant un style propre, compréhensible (même si son érudition sans parallèle rendait sans aucun doute plusieurs de ses textes plus opaques qu'il ne l'aurait souhaité); voici quelques citations de ce grand monsieur, qui, je l'espère, vous donnerons le goût de dévorer son oeuvre toujours sans équivalent en ce XXIè siècle.
J'organise les citations par livre, par soucis de lisibilité et pour vous donner facilement accès à l'oeuvre complète si les citations vous intéressent.
L'État (1949)
"Le système parlementaire tel qu'il est, est un mensonge qui n'a servi, en dupant la faim de liberté des peuples modernes, qu'à préparer les tyrannies les plus écrasantes que l'humanité ait connues. Des peuples hagards à peine échappés aux flammes des bombardements votent en somnambules sous le regard de la police et sur leurs têtes les haut-parleurs rugissent: "Droit de l'homme, pouvoir législatif, constitution." Mais les peuples sont sourds, et les choses inertes; car ces mots-là, de tous sont bien les plus vides. Le système parlementaire et libéral trahit l'exigence de liberté qu'il prétend servir: parce que ses fondateurs n'ont pas considéré en face la réalité. Celle de l'homme."
"Le peuple n'exerce pas le pouvoir. Mais il dépose un bulletin dans l'urne, sorte d'opération magique par laquelle il s'assure d'une liberté qui n'est plus dans ses actes quotidiens. C'est sous la forme de la démission que se manifeste la vie politique."
"Parce que le mécontentement du peuple n'est pas assez exigeant pour aller jusqu'au fond des choses, jusqu'à la volonté de ressaisir les pouvoirs qu'il avait aliénés, chaque élection ramène la même espérance : celle d'un gouvernement qui servirait enfin ceux qui l'ont désigné."
"Au stade où nous en sommes, l’individu n’est plus seulement physiquement opprimé, il est tout entier nié par l’État : ceci, jusqu’au plus secret de sa pensée. Pour toutes sortes de raisons, il lui est difficile d’en prendre conscience. Autant qu’il est dupé par la permanence du langage, il est stupéfié par l’accélération de l’histoire. La langue du gouvernement et de la guerre est encore celle de l’âge classique avec les concepts de Napoléon ou de Marx. Les mots nous restent pour nous endormir dans l’illusion que la politique est encore exprimable en termes humains. Et quand la grandeur du bouleversement nous force à renoncer à cette permanence trompeuse, c’est alors le torrent des événements qui submerge notre esprit ; nous commençons par nier la détermination que la politique fait peser sur nous, et quand celle-ci s’impose de toute évidence nous la déclarons alors trop déterminante pour qu’il soit question de la discuter."
Je fus (1980)
"Dans notre société la technique et l'économie emboîtent aussitôt le pas à la science. Mourir était laissé jusqu'ici à la nature et aux individus qui le faisaient fort mal. Désormais, le néant sera organisé. Il y aura des morts de première, de seconde ou de troisième classe comme il y a des enterrements, les chefs charismatiques auront droit à des agonies nationales indéfiniment prolongées. Comme il y a des maternités, il y aura des mouroirs où des spécialistes pratiqueront la mort sans douleur. Et les cimetières, et même les columbariums seront remplacés par des archives où chacun, réduit en microfilm, trouvera sa place pour l'éternité ; il suffira d'appuyer sur un bouton et le cher disparu vivra devant vous sa vie en couleur et en relief. Ainsi les veuves retrouveront leur nuit de noces et les promoteurs pourront enfin disposer de vastes espaces bourrés jusqu'ici de néant."
"Quand menace la trentaine, les meilleurs des jeunes hommes cherchent la vérité comme ils cherchent un établissement. Et ce sera toujours la première venue, celle du lieu et de l'instant où ils se trouvent. Le symptôme de ce prurit métaphysique est une fièvre d'absolu qui les conduit à mépriser tout le reste. Il leur faut rien moins que Dieu, le sens de la vie. Il leur faut tout ou rien, et tout de suite. Leur intransigeance et leur pureté comme leur appétit sont extrêmes. Le relatif pour eux n'existe pas, seule compte la vérité dont tout le reste découle. Mais autant il leur est essentiel de la connaître, autant la vivre leur est indifférent."
"...les uns et les autres ont tendance à identifier liberté économique et capitalisme. Pourtant celui-ci se caractérise par le trust, la protection des monopoles par l’État bien plus que par la libre concurrence, par des chasses gardées, les douanes et les armées bien plus que par le libre-échange. Comme le monopole du trust ou du protectionnisme est l’antithèse de la "libre entreprise", la concentration des richesses est celle de la propriété: Rothschild est son ennemi autant que Lénine. La liberté n’est pas l’exploitation et la dépossession capitalistes, mais elle n’a rien à voir non plus avec la dictature et la réquisition socialistes."
Le jardin de Babylone (1969)
"La nature est à la fois la mère qui nous a engendrés, et la fille que nous avons conçue. A l’origine, il n’y avait pas encore de nature. L’homme ne s’était pas encore distingué d’elle pour la considérer. Individus et société étaient englobés dans le cosmos. C’est en Judée que naquit la nature, avec la Création : Jahvé a profané le cosmos et l’homme peut y porter la main. Même provisoirement écrasée, la révolte de la liberté humaine était à tout jamais déchaînée. Alors grandirent parallèlement la maîtrise et le sentiment de la nature. La science pénétra le mécanisme du cosmos, et ainsi la technique permit de la transformer. Le sentiment de la nature apparaît là où le lien avec le cosmos est rompu, quand la terre se couvre de maisons et le ciel de fumées ; là où est l’industrie, ou bien l’Etat. La campagne s’urbanise, et l’Europe devient une seule banlieue. Mais quand la nature vient à disparaître, c’est l’homme qui retourne au chaos."
"Si nous n’envisageons pas les effets naturels et humains de la civilisation industrielle et urbaine, il faut considérer comme probable la fin de la nature, avec pour quelque temps une confortable survie dans l’ordure : solide, liquide ou sonique. Et si quelque accident détraque la grande machine, ce ne seront plus seulement les poissons qui pourriront au grand air, mais les hommes physiquement et surtout spirituellement asphyxiés."
Le Feu vert (1980)
"Le triomphe du Progrès est celui de la raison positive, mécanique et quantifiable. Donc son contraire, c’est l’irrationnel, la mystique et la magie. Tout un courant moderne antimoderne s’en réclame en invoquant la sociologie du Sacré et l’inconscient freudien qui lui donnent la caution scientifique. Et maints poètes ou trafiquants fournissent la nostalgie du public en ersatz plus ou moins efficaces.
Retourner à la nature, c’est retrouver le lien sacré qui unit l’homme au Cosmos en faisant demi-tour sur le chemin qui a mené du christianisme au rationalisme. Après D.-H. Lawrence et combien d’autres intellectuels, certains écologistes sont hantés par la nostalgie d’une religion qui réintégrerait l’homme dans le Tout en résolvant les contradictions qui alimentent l’angoisse moderne. Mais ce paganisme panthéiste, rebouilli au feu de l’Évangile, n’a rien de la mesure et de l’harmonie grecques, il relève du seul Dionysos retour d’Asie. Pour cet irrationalisme, la raison n’aboutit qu’à des pratiques matérielles dépourvues de sens ou à une critique desséchante et stérile, ce n’est pas la conscience mais l’inconscient qui ouvre la voie de la Connaissance. D’où le penchant de pas mal de jeunes écolos pour les solutions magiques et exhaustives plus ou moins camouflées en science. De là aussi la recherche – souvent déçue – du gourou qui vous fournit la panacée universelle. Ou, faute de mieux, le recours aux poisons sacrés, source d’ivresses divines."
"Le virage écologique ne sera pas le fait d'une opposition très minoritaires, dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra faire autrement. Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui on restera, et qui après l'abondance gèreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie; ils ne croient qu'au pouvoir, qui est celui de faire ce qui ne peut être fait autrement."
En organisant cet article, je me suis rapidement rendu compte que les livres de Charbonneau sont des citations entières, en eux-mêmes; quelle difficulté représente choisir des extraits de la sorte! Car tout ce qui vient avant le début des citations, et tout ce qui les suit, est autant d'intérêt que la citation choisie. Et son oeuvre est si large et ses livres nombreux, que j'ai dû m'arrêter alors que j'aurais voulu continuer longtemps.
Alors si tout ceci ne vous donne pas envie de lire Charbonneau, je ne sais pas ce qu'il vous faudra.
Bonne semaine à tous!
Christophe, libraire du fleuve